Chronique du Dimanche 15 août 2010
L'équilibre vocal
Pierre V. (28 ans – chanteur de rock)
Monsieur. Merci pour votre super-site. Je viens de lire plusieurs de
vos articles et je voudrais vous exposer mon problème. Je chante dans
un groupe de rock depuis l’âge de dix-huit ans (j’en ai vingt-huit).
Jamais je ne m’étais soucié de ma manière de chanter et tout allait à
peu près bien. Seulement, depuis six mois, j’éprouve vraiment beaucoup
de difficultés. En ce moment, nos répètes deviennent de vrais calvaires
pour moi. Je dois cravacher de plus en plus pour assurer et ce n’est
pas brillant ! En fait, cela a commencé tout doucement, il y a environ
huit mois, après une laryngite qui m’a laissé sur le flanc pendant
trois semaines. Je me fais du souci car le groupe fonctionne bien et
nous avons beaucoup de projets. Je voudrais avoir votre avis et savoir
si on peut faire quelque chose. Pourriez-vous me recevoir pour un bilan
? Je suis joignable au (x). Bien cordialement. Pierre.
Ma réponse
Mon
cher Pierre, votre problème me semble assez classique. Je pense que
vous êtes entré tout doucement dans le cercle du forçage vocal après la
laryngite dont vous me parlez. Je vous appellerai demain pour que nous
prenions rendez-vous pour un bilan vocal. Cependant, ayez confiance
car, à votre âge, on « revient » de ces choses-là ! Bien cordialement.
Jean Laforêt.
Bilan vocal de Pierre
J’ai
reçu Pierre la semaine suivante. A l’heure dite, c’est un grand garçon
sympathique, au regard clair et franc, qui a franchi la porte du
studio. Il m’a redit, en détail cette fois, l’objet de son souci et sa
réelle motivation pour venir à bout de son problème !
En fait, peu de temps après cette fameuse laryngite, le groupe avait dû faire face à une série de concerts !
- Ma forme n’était pas très brillante mais, dans l’ensemble, tout s’était à peu près bien passé.
- Tu étais encore sous médicaments ?
-
Oui ! Mon traitement était terminé mais j’avais continué à prendre un
peu de « Solupred » ! Un comprimé effervescent tous les matins pendant
la période de concert.
- Pas plus ?
- Peut-être un peu plus !
- Je vois ! (*)
(*) Le « Solupred » est un corticoïde.
La
baisse de forme de Pierre avait commencé un peu après cette série de
concerts, après l’arrêt de son traitement… Tout doucement, il s’était
senti moins performant, vocalement plus fragile. (*)
(*) Il avait dû compenser ! Il était sans doute entré ainsi tout doucement dans le malmenage vocal.
Il
avait naturellement consulté un ORL qui l’avait suivi pendant un temps.
Cependant, malgré traitements, repos vocal et rééducation par un
orthophoniste, il n’avait jamais retrouvé sa belle forme d’avant. Il
tournait en rond ! Sur les conseils d’un ami, il avait également pris
quelques cours de chant. Ils avaient semblé le stabiliser pour un temps
mais ce résultat n’avait été que passager !
En
revanche, sa forme physique était parfaite ! Il était en bonne santé
et, très sportif, pratiquait assidûment la natation et le karaté !
Aucune carence générale d’énergie ne pouvait expliquer son problème
vocal. (*)
(*) Il n’était jamais complètement enroué mais il montait moins haut et se fatiguait très vite.
L’enregistrement
Pierre
avait apporté un enregistrement réalisé avant sa baisse de forme et un
second datant de quelques jours seulement. Nous les avons écoutés
tranquillement. Il était indéniable que le plus récent montrait une
voix moins spontanée, plus fade et beaucoup moins performante que
l’ancien. Les aigus y étaient poussés et semblaient lui coûter beaucoup
! Cela dit, le timbre conservait du charme et possédait encore une
belle couleur ! Pierre me dit :
- On a été obligé
de baisser presque tous nos morceaux. Certaines fois, ce n’est vraiment
pas heureux. Ça sonne mal, l’ambiance n’est plus la même !
- Bien sûr ! Espérons que bientôt la manœuvre inverse pourra être faite.
- C’est possible ?
- Mais oui !
Quelques tests
Les
tests vocaux que Pierre a réalisés torse nu et « ventre libre » ont
montré – je m’y attendais un peu – une respiration extrêmement
contractée. Il « serrait » et « rentrait » constamment son ventre pour
appuyer sa voix. La région de l’épigastre (estomac) elle-même était
concernée par cette « crispation » intempestive ! Néanmoins, des sol3
(sur « a ») ont pu être faits et légèrement tenus ! Le grave, lui,
était altéré et rauque dès mi2 ! Les tenues étaient très difficiles et
n’excédaient pas trois secondes sur une note du médium !
Toute cette voix était émise constamment en force !
- Te rends-tu compte de l’effort physique que tu fais pour chanter ?
- Il le faut ! Autrement, rien ne sort !
- Comment faisais-tu, avant ?
- Rien de particulier. Ça allait tout seul !
- Oui, bien sûr ! L’équilibre vocal se réalisait !
- L’équilibre vocal ?
-
Oui, j’explique ! Une voix bien émise est la résultante « sonore » de
plusieurs facteurs essentiels. Les deux principaux sont l’Appui du
souffle et la place vocale. Lorsque l’on chante sans problème, ce «
double contact » est toujours en parfaite adéquation et concoure à
maintenir une émission vocale libre et ouverte. C’est ce que tu devais
faire « naturellement » auparavant ! Dans le cas contraire, quand cet
équilibre « naturel » est rompu, le chanteur « pousse » inconsciemment
pour émettre sa voix !
- Pousse ?
-
Oui ! C’est un malmenage vocal. Pour faire simple, « pousser » est un
effort disproportionné pour chanter. Le débit du souffle n’est plus
contrôlé et les cordes vocales reçoivent une pression sous-glottique
bien trop forte ! C’est ce qui se produit maintenant ! Cela induit
progressivement une fatigue chronique qui incite à « pousser » encore
plus pour tenter de rétablir les choses ! On n’en sort pas !
- C’est ce qui m’arrive depuis ma laryngite ?
-
Je le pense. Dans les semaines qui ont suivi, privé de ton médicament «
miracle », tu es entré très progressivement dans ce que l’on appelle «
un comportement vocal d’effort » !
- Oui, peut-être !
-
C’est certain ! Quand la voix est bien émise, le souffle, correctement
pris, doit être simplement « maintenu » par les muscles abdominaux
pendant le chant… et non « poussé » comme tu le fais. Aucune voix ne
résisterait longtemps à pareil traitement !
- On m’a dit de bien tenir mon ventre en chantant !
-
C’est exact ! Mais, pas de cette façon ! L’ennui est que maintenant, la
mauvaise habitude est bien ancrée ! Nous devrons « dénouer » patiemment
tout cela !
- C’est encore possible ?
- Oui, mais tu devras consentir à quelques efforts !
- Pas de problème !
-
Pendant tout le temps de ta rééducation, il faudra absolument t’arrêter
« complètement » de chanter « seul ». Plus de répètes, rien que les
cours !
- Combien de temps ?
- Trois mois, peut-être quatre !
- Ail !
- C’est un minimum, autrement nous mettrons un temps infini pour un résultat plus qu’aléatoire !
Pierre a décidé de me faire confiance. Nous avons opté pour un cours intégral où toute son émission serait entièrement revue !
Voir le billet : « Le chant thérapie, un travail vocal intégral »
Les premiers cours
Pierre
s’est conduit en vrai professionnel, coopérant à 100% ! Les relaxations
lui ont fait prendre rapidement conscience du stress qu’il entretenait
dans son corps. Heureusement, doté d’un tempérament assez calme, il a
mis peu de temps à se relaxer entièrement.
De
ce fait, sa respiration s’est améliorée en quelques leçons seulement,
contribuant par là-même à réduire les tensions qui siégeaient surtout
au niveau du Hara supérieur (l’épigastre). (*)
(*) Elles étaient telles, au tout début, que le toucher - même très doux - de cette région occasionnait une douleur.
Très
vite, dans son corps désormais plus « ouvert », j’ai pu ajouter, en «
Taïchi », plusieurs exercices spécifiques destinés à lui donner un
ressenti « physique » de l’Appui du souffle dans l’émission vocale. (*)
(*)
La voix n’intervenait là en aucune façon ; ces exercices étaient
seulement des mouvements respiratoires destinés à lui apprendre à
manœuvrer correctement sa sangle abdominale en vue d’une régulation
correcte de la pression du souffle.
Les chuchotements profonds
Quelque temps après, toujours en position allongée, nous avons émis nos premiers sons ! (*)
(*) Le mot « râles » conviendrait mieux !
Pierre
devait simplement émettre des chuchotements très profonds, sur « a ».
Filtrés à la glotte, ces « chuchotements » se devaient d’être
parfaitement connectés au souffle abdominal. Cet exercice était
destiné, tout en rééduquant – par massage doux – ses cordes vocales, à
lui faire « toucher du doigt » la bonne connexion souffle/voix.
Assez
vite, la relation pneumo-phonique a été parfaitement réussie sur des
sons faibles ! J’ai demandé alors à Pierre d’intensifier
progressivement ses sonorités. (*)
(*)
Cette opération nécessite un contrôle constant pour éviter tout
débordement ! La voix doit rester parfaitement connectée à l’Appui ! Le
« forte relatif » de chaque « cri » doit toujours être l’aboutissement
d’un « crescendo » !
Progressivement, la
raucité, pourtant bien installée dans sa voix, s’atténuait. De plus, il
était étonné, comme beaucoup avant lui, de ne ressentir aucune fatigue
pendant ces exercices.
Voir les billets : « La technique vocale fondamentale » et « Les fondamentaux de la technique vocale »
Les sirènes
Assez
rapidement, mon chanteur est parvenu ainsi - sans s’enrouer le moins du
monde - à maîtriser correctement toute une série de « cris » de
hauteurs, de formes et de « nuances » variées. En effet, il est très
important, pour garantir une souplesse d’émission, de réaliser ces
exercices en usant de nuances (attaques douces, crescendo et
decrescendo doivent se succéder).
Pierre
arrivait maintenant, partant du grave de sa voix (qui sonnait
d’ailleurs beaucoup mieux) à produire une courbe vocale imitant une
sirène (donc, sans un suivi de notes précis). Nous faisions cet
exercice dans des ambitus variés : quintes (do2/sol2/do2) et octaves
(do2/do3/do2) étaient les principaux ! Ces sirènes étaient montées par
demi-tons. Il est également bon, parfois, d’amorcer les courbes par
l’aigu (do3/do2/do3 ). (*)
(*) On peut créer
des sirènes de formes diverses, l’essentiel est que « l’équilibre vocal
» soit parfaitement maintenu pendant leur exécution !
La vocalisation
Parallèlement
au travail précédent, j’avais commencé une petite vocalisation ! Mon
but était d’appliquer en position verticale – en parfaite statique -
nos récents acquis ! Les sirènes sur « a » et sur différentes voyelles
en ont constitué tout d’abord l’exercice principal !
Les nuances dans les arpèges
Plus
tard, des arpèges ont remplacé les sirènes. Pour obliger Pierre à ne
pas pousser sur sa voix, j’exigeais toujours de lui qu’il obtienne ses
aigus sans les enfler ! Par exemple, sur un arpège do2 mi2 sol2 do3, il
devait « amortir » le do3, de façon à ce qu’il soit un peu moins fort
que « le corps » de l’arpège. Cette façon de procéder est valable pour
tout type de chant. De cette façon, on ressent (entre autres) mieux
l’action souple de l’Appui ! (*)
(*) La voix,
tout en étant dirigée vers la bonne place vocale de résonance (masque
de bal), semble également descendre dans le corps pendant l’ascension
tonale. On s’appuie sur le fameux « pneu souple » !
L’équilibre vocal initial
Pierre
avait bénéficié pendant longtemps d’une émission « naturelle » qui
apparemment, se réalisait alors parfaitement. Il me dit un jour, après
un cours particulièrement réussi, qu’il commençait à retrouver
certaines des bonnes sensations de facilité qu’il avait auparavant !
Je
me suis félicité à ce moment-là d’avoir pris grand soin d’avoir
simplement œuvré pour qu’il retrouve son équilibre vocal « initial »,
sans exiger de lui une « mise de son » trop précise. (*)
(*)
Pour cela, je lui faisais travailler tous les exercices techniques «
principaux » tout en laissant – sous surveillance discrète cependant -
sa spontanéité s’exprimer.
Ce travail général de vocalisation se retrouve dans le billet :
« Le cours de technique vocale type »
Son
Appui et sa place vocale étant désormais corrects, j’attendais avec
impatience l’éclosion « améliorée » de son ancienne émission.
Premiers résultats tangibles, six mois après…
Comme
je le pensais, il avait fallu deux trimestres entiers pour les obtenir.
La voix de Pierre avait maintenant retrouvé beaucoup de tonus et
gravissait de nouveau allègrement les aigus en exercice !
Cependant,
tout son ciel n’était pas bleu ! Un autre problème s’est posé à nous le
jour où je lui ai demandé de reprendre un de ses morceaux dans son ton
initial, le plus aigu !
J’étais certain que Pierre « pouvait » facilement y parvenir : l’ennui était qu’il « n’osait » plus se lancer !
Il avait une peur bleue ! Il me disait :
- Je suis sûr que je pourrais, mais j’ai peur de me faire mal !
- C’est parce que tu as maintenant
conscience de ton mécanisme vocal. Avant, la « « voiture » roulait
toute seule. Maintenant, tu es aux commandes !
- Oui, c’est ça ! Et je ne sais pas encore vraiment bien conduire !
-
Rassure-toi ! Ta voix, bientôt, sera encore plus performante
qu’auparavant ! De plus, étant au courant de son « fonctionnement », tu
ne feras jamais plus n’importe quoi avec elle !
- Oui ! Mais là, j’ai peur !
- Ça ne durera pas, fais-moi confiance !
Epilogue
En
effet, cela n’a pas duré ! La semaine suivante, il s’est lâché. Nous
avons chanté deux morceaux difficiles dans l’ancienne tonalité (la plus
haute) et aucun enrouement n’est venu troubler la fête ! Sa voix
restait claire et tenait ! Le souffle n’était plus « poussé » !
Son larynx devait nous remercier !
Nous
avons consacré quelques cours à revoir tranquillement toutes les
chansons de l’album. La mécanique était maintenant bien huilée. Pierre
savait désormais exactement ce qu’il faisait avec sa voix !
Il devait simplement réapprendre à se laisser aller à la seule interprétation !
La technique ne doit pas se voir !
Les « répètes » ont repris sans problème dans le mois qui a suivi ! Maintenant, tout va bien pour lui !
A bientôt ?
Pour consulter les archives des billets, c’est ici !

Jean Laforêt