Chronique du Dimanche 19 septembre 2010
Un aigu problématique
Thierry N. (vingt-huit ans - chanteur professionnel)
Bonjour monsieur. Les billets de votre site sont devenus mon pain
quotidien depuis quelques semaines. Merci de partager ainsi votre
expérience avec nous tous. Pour mon compte, je suis musicien et
chanteur classique. J’essaie de vivre de cette profession depuis trois
ans (j’ai vingt-huit ans). Je chante, en concert, un répertoire de
baryton-léger. J’ai travaillé ma voix avec plusieurs enseignants – plus
ou moins bons - au fil des années. Je voudrais maintenant faire un
travail sérieux et organisé et suis très attiré par l’idée du cours
vocal intégral que vous proposez. J’aimerais beaucoup faire un bilan
avec vous. Je suis au (x). J’attends votre appel. Thierry.
Ma réponse
Thierry.
Merci de votre mail dont je viens de prendre connaissance à l’instant.
Vous ne me parlez d’aucun problème vocal mais souhaitez, si j’ai bien
compris, revoir votre technique depuis le tout début. Vous avez raison.
C’est une initiative qui permet de se ressourcer entièrement et de
peaufiner certains détails… qui n’en sont pas toujours ! Je vous
appellerai demain sans faute. Jean Laforêt.
Bilan vocal de Thierry
J’ai
reçu Thierry la semaine suivante. C’est un garçon mince, de taille
moyenne. Son teint hâlé et son sourire m’ont rappelé un élève métissé
que j’avais fait travailler il y a bien des années.
Il
m’a confirmé ne pas avoir de problème vocal particulier, souhaitant
simplement bien asseoir sa technique. Il chante, avec un certain
bonheur, les barytons-légers. Il insiste cependant sur un aigu un peu
limité et des difficultés pour chanter les « i » et les « é » !
Il est musicien (piano, guitare) et me paraît de tempérament calme et posé.
Les tests vocaux
Thierry
a une excellente oreille… je m’en doutais un peu ! Il m’a tout d’abord
chanté – a cappella - un extrait de « Soupir » de Duparc. Sa voix est
vibrante et jolie de timbre. Cependant, pas assez « soulevée », elle
manque un peu de rondeur. Il s’agit là d’un défaut bénin qui peut être
très vite rectifié. Cependant, dès les premières lignes de cette très
belle mélodie de Duparc une évidence m’est apparue !
Thierry n’était pas baryton, mais ténor !
La
vocalisation simple que nous avons faite ensuite m’a confirmé dans
cette idée. Je n’ai pas eu l’impression d’une voix courte (ce qui
aurait pu être le cas) mais bien d’un ténor ne sachant pas passer son
aigu !
Quelques remarques
Sur
« A », la voix plafonnait au fa3 ! Les « ô » ne pouvaient pas être
maintenus au-dessus de si2 ! Au-delà, la voix partait à l’arrière, le «
ô » initial se transformant en « o » (de Paul) ! Les « i », les « é »,
que Thierry m’avait indiqué comme problématiques étaient effectivement
serrés. Les « ou », difficiles (comme chez beaucoup de chanteurs),
étaient « construits » pour une bonne part en gorge.
Physiquement, sa cambrure - très importante - déséquilibrait la respiration et l’Appui. Il faudrait vraiment en tenir compte.
En
résumé, Thierry chantait très convenablement en occultant un tiers de
sa voix ! Ses possibilités actuelles s’arrêtaient au deuxième passage.
Les fa3 sortaient une fois sur trois… et pas toujours très bien ! (*)
(*)
Il ressentait certainement tout cela au fond de lui. C’est sans doute
ce qui avait motivé son désir de « retour aux sources » en souhaitant
un cours intégral !
Voir le billet : « Le chant thérapie, un travail vocal intégral »
Au fur et à mesure des tests, je lui avais commenté tout ce qui précède :
-
A mon avis, tu es ténor !
- Alors, un ténor qui ne monte pas !
- Exactement, tu ne sais pas « passer » ta voix pleine en tête !
-
Pourtant, tous les professeurs que j’ai eus m’ont, pour la plupart,
conseillé de chanter les barytons-légers…
- C’est une solution de facilité qui ne résout rien ! Et puis, note
aussi que les barytons, légers ou pas, dépassent allègrement le fa3 !
- Oui, c’est vrai !
- Ton timbre est joli et a acquis certainement
beaucoup de souplesse au fil du temps mais ce n’est pas celui d’un
baryton ! Moi, à l’instant, j’ai entendu un ténor chanter « Soupir »
dans une tessiture de baryton !
- Pensez-vous que ma voix puisse gagner à ce point en aigu ?
- Certainement ! Pour l’instant, tu butes sur la zone du deuxième
passage. Avec un travail adapté, tu découvriras ta quinte aiguë !
- Mais… mon répertoire actuel ?
- Pour l’instant, continues à chanter comme tu le fais. Tu adapteras
tes nouvelles possibilités au fur et à mesure !
- A votre avis, combien de temps faudra-t-il ?
- Bonne question ! Je ne sais pas. Il faut travailler dans le bon sens,
c’est tout ! Tu es pressé ?
- Absolument pas !
- Alors, tout va bien. Nous allons commencer par le tout début et
remettre tranquillement en place les fondamentaux. Le cours vocal
intégral est indispensable dans ton cas !
- OK !
Voir les billets : « La technique vocale fondamentale » et « Les fondamentaux de la technique vocale »
Les premiers cours
Thierry
n’avait jamais fait de relaxation ni pratiqué de préparation vocale
autre que la vocalisation avec ses différents professeurs. J’ai été
frappé par la facilité avec laquelle il s’est adapté à tout ce qui,
pour lui, étaient forcément des nouveautés ! Dès le premier cours, j’ai
pu faire – ce qui est relativement rare – après une relaxation très
réussie, tout mon travail de Taïchi !
Voir le billet : « La relaxation pour mieux chanter »
Les blocages
Très
vite, en pratiquant les cris, deux zones de blocage sont apparues très
clairement. La principale était située à la gorge et l’autre, comme je
le subodorais, à l’épigastre ! Sa cambrure très accusée favorisait ce
deuxième blocage. Il nous faudrait travailler là-dessus en premier car
elle gênait à la fois la verticalité, la respiration dorsale et l’Appui
! D’ailleurs, Thierry se plaignait d’une douleur assez récurrente au
bas du dos. (*)
(*) Son ensellure était très
contractée de nature et le devenait encore plus lorsqu’il chantait !
Les massages ont eu rapidement un résultat positif en aidant son bassin
et le bas de son dos à se relâcher.
Détente du dos et souplesse du bassin
Parallèlement,
j’ai initié Thierry à un exercice tout simple dont je m’étais servi
jadis moi-même (déjà expliqué dans un autre billet) et que je préconise
dans des cas semblables ! Au cours, il trouvait sa place avant chaque
vocalisation et il m’a assuré le faire chez lui tous les matins.
Je rappelle sa pratique :
Debout,
les jambes écartées d’un peu plus que de la largeur des épaules, les
pieds parallèles et les genoux fléchis, il s’agit de décrire lentement
des cercles avec les hanches.
L’exercice doit
être fait mains à la taille, sans bouger ni faire dévier la cage
thoracique. Les rotations doivent être lentes et sans à-coups !
On inspire calmement lorsque le cercle passe derrière soi et l’on souffle doucement lorsqu’il passe devant ! (*)
(*)
On peut faire cinq cercles de gauche à droite et cinq de droite à
gauche. Cet exercice est excellent pour assouplir le bassin et
favoriser la respiration dorsale.
Après deux mois de cours
Au
bout d’une dizaine de leçons seulement, les cris, en position allongée,
avaient beaucoup gagné en liberté. Les deux blocages importants (gorge
et épigastre) s’étaient estompés tout doucement. Thierry arrivait
maintenant à prolonger correctement ses « sirènes » (*) en registre
aigu sans ressentir de souffrance vocale. C’était un beau résultat mais
la partie était loin d’être gagnée ; il faudrait ensuite réussir ce «
tour de force » en position verticale !
(*) On
appelle « sirène » une courbe vocale imitant une sirène (donc, sans un
suivi de notes précis). Nous faisions cet exercice dans des ambitus
variés : quintes (do2/sol2/do2) et octaves (do2/do3/do2) étaient les
principaux ! Ces « sirènes » étaient faites en partant du grave et
montées par demi-tons. Il est également bon d’amorcer parfois les
courbes depuis l’aigu (do3/do2/do3 ). On peut également créer des
sirènes de formes diverses, l’essentiel est que « l’équilibre vocal »
soit parfaitement maintenu pendant leur exécution !
Petite vocalisation
Parallèlement
aux relaxations et au « Taïchi », chaque fin de leçon était consacrée à
une vocalisation simple en position verticale. Elle se résumait à un
travail sur des quintes et des arpèges divers. L’exercice, en lui-même,
n’a pas une grande importance. Seule, compte la manière de l’exécuter !
Je m’attachais à ce que la statique de Thierry
soit la plus parfaite possible. Son bassin, beaucoup plus souple, nous
permettait maintenant un bien meilleur enracinement, amélioré encore
par un léger « amollissement » des rotules !
Côté
voix, ses « ô » avaient gagné en profondeur. Il avait compris comment
mieux intégrer cette sonorité, sans la pousser ni l’enterrer ! Ses ré3
(voire mi3) étaient maintenant relativement corrects !
Les
« a », abordés également l’étaient beaucoup moins ! Il nous a fallu
beaucoup de temps pour que sa gorge se « déploie » suffisamment pour
permettre à un fa#3, puis à un sol3 de culminer à peu près
convenablement ! Un léger « cravatage » demeurait présent dans
l’émission, signant la présence d’une attache en gorge ! La « peur » de
l’aigu était toujours là… moins forte, mais toujours présente malgré
nos acquisitions techniques !
Pour combattre
cela, je faisais vocaliser Thierry (avec « a »), sur des séries de
tierces majeures commencées un peu au-dessous du deuxième passage et
coiffant celui-ci : ré3 fa#3 ré3 // do#3 fa3 do#3 // si2 ré#3 si2 //,
etc.
Nous les chantions sur des descentes de gammes. (*)
(*)
Cet exercice doit se faire sur un tempo assez rapide et s’apparenter à
des « appels au loin ». Pendant son exécution, la statique du corps et
la première note de chaque groupe (note d’attaque) ont une importance
primordiale. Il est également impératif que la réactivation
diaphragmatique - entre chaque groupe de notes - soit correcte, sans
quoi l’exercice ne peut aboutir !
Lorsque Thierry
est parvenu à « basculer » sa voix dans cet exercice rapide de tierces
majeures, j’ai allongé celui-ci en lui faisant arpéger des accords de
quinte. Ils étaient toujours commencés depuis l’aigu et chantés en
descente de gammes. Les progrès s’installant, j’ai ensuite « ralenti »
ce deuxième exercice (déjà légèrement plus long que le précédent), de
façon à provoquer chez lui une prise de conscience progressive de sa
couverture et de son Appui. Il a atteint ainsi le la3 ! Beau succès !
C’était
bien mais pas encore suffisant. Il s’agissait maintenant de pouvoir
réussir ainsi des arpèges chantés plus lentement et, surtout, de
pouvoir réaliser des tenues sur la zone de passage (ré3 à sol3).
Quelque part, le vrai travail ne faisait que commencer !
Voir le billet : La couverture de la voix (première partie)
Travail des « é » et « i »
Thierry
avait une difficulté certaine à émettre correctement les « i » et les «
é ». J’avais, bien entendu, déjà commencé à les lui faire travailler au
cours de nos premiers exercices de vocalisation. Cela n’avait pas été
une mince affaire que de lui faire accepter d’obtenir ces voyelles
(fermées) en ayant la bouche entrouverte. Il avait la fâcheuse habitude
de raidir sa langue afin de la maintenir « coûte que coûte » contre les
incisives inférieures, ce qu’il faut éviter à tout prix ! J’ai dû le
faire chanter devant une glace pour qu’il puisse vérifier son geste de
visu. (*)
(*) Pour ce travail, j’emploie un
exercice très simple ! Il suffit d’émettre un « a », la bouche ouverte
de la largeur de deux doigts environ, et de moduler ensuite ce « a » en
« é » ou en « i » sans changer la position buccale et sans contracter
la langue ! Avec un peu de persévérance, on y arrive très bien.
Ce
qui précède est une première chose. La seconde consiste à apprendre à «
passer » la voyelle ainsi libérée dans la position d’aigu !
Cependant, petit point rassurant :
Avec
ces voyelles, dites « fermées », le deuxième passage est toujours plus
aisé à réussir qu’avec les voyelles ouvertes (« a » « è »). Il suffit
(si l’on peut dire), pour franchir correctement la zone de transition
(ré3 à fa#3, pour un ténor) de conserver à ces voyelles leurs
caractéristiques de « voyelles fermées »… tout en les bâillant et en
les colorant correctement.
Voir ce travail dans le billet : La couverture de la voix (deuxième partie)
Six mois ont passé
Il
y avait maintenant deux trimestres que Thierry avait commencé les
cours. La couverture se réalisait, en arpèges, sur toutes les voyelles
mais il nous était encore impossible de parcourir la zone de passage
(ré3/fa3) avec la « Messa di voce ». Cet exercice, qui consiste à
attaquer une note dans une nuance piano, de l’enfler puis de la
diminuer de nouveau constituait encore un obstacle de taille pour lui
sur une voyelle ouverte. Il y parvenait assez bien sur « ô », ce qui
était déjà très encourageant ! La technique d’Appui était la bonne mais
il y avait encore loin de la coupe aux lèvres !
Profitant de son acquis sur les « ô », je me suis servi d’une modulation « ô_â » pour obtenir ce résultat.
Exemple de pratique :
Thierry
attaquait - dans une nuance piano - un mi3 sur un « ô » puis modulait
ce « ô » en « â » tout en renforçant la sonorité. Il tentait ensuite de
revenir au piano en conservant la couleur « â ». Nous faisions d’abord
cette modulation dans un tempo relativement rapide (deux secondes par
note). Au fur et à mesure des progrès, elle a été progressivement
ralentie jusqu’à environ quatre secondes par note !
L’exercice
était ensuite descendu par demi-tons jusqu’au do3 puis remonté,
toujours par demi-tons, selon sa forme du moment. Assez rapidement, il
est parvenu à chanter correctement cette modulation sur toute la zone
de transition précédant le deuxième passage. Pour la quinte aiguë –
au-dessus de fa3 (pour un ténor) – « ô » est à éviter. Il est
restrictif pour l’aigu. On doit, à ce moment, lui préférer « â » pour
que la gorge puisse se déployer en entier !
Suite de l’exercice :
Elle
a consisté – toujours en commençant sur « mi3 » - à interrompre notre «
ô » (qui avait été commencé piano) en plein forte et à attaquer, après
une brève réactivation diaphragmatique un « â » piano ! Cette voyelle
était ensuite « renforcée » dans la mesure du possible ! Nous
descendions cette modulation par demi-tons jusqu’à do3 et la remontions
ensuite jusqu’à sol3, comme dans l’exercice précédent (toujours selon
la forme du moment).
Quelque temps après, une
fois maître de ces deux exercices difficiles, Thierry a pu sans aucun
problème pratiquer la « Messa di voce » avec « â » sur toute la zone de
passage. (*)
(*) La partie la plus ardue de son
éducation vocale était terminée. Pour un chanteur, cet exercice est le
plus difficile que je connaisse. Naturellement, pour une autre
personne, le cheminement que j’ai employé pour Thierry aurait été
certainement tout autre ! Chaque cas est un cas en soi !
Après
cet acquis de taille, nos leçons ont été consacrées à un cours de
vocalisation comprenant tous les exercices qu’un chanteur lyrique doit
pratiquer « raisonnablement » chaque jour !
Voir le billet : « Le cours de technique vocale type »
Les Vaccaj, un morceau
Pour
peaufiner notre travail, j’ai décidé Thierry à apprendre une dizaine de
leçons de Vaccaj. Ces petites pièces en italien qui confrontent le
chanteur aux principaux écueils du chant sont vraiment excellentes… si
elles sont chantées avec une bonne technique. C’était maintenant le cas
de Thierry.
Nous avons ensuite travaillé en
détail quelques-uns de ses morceaux de concert. J’avais insisté pour
que ce soit « Soupir » de Duparc (qu’il m’avait chanté au bilan) qui
commence la série ! Il avait maintenant une tout autre allure !
Thierry était un interprète né. Il n’eut aucune peine à adapter sa « nouvelle » voix à son répertoire tout entier !
A bientôt ?
Pour accéder aux archives des billets, c’est ici !

Jean Laforêt