Chronique du Dimanche 06 février 2011
J'ai la voix cassée
Julien B. (comédien, 30 ans)
Bonjour monsieur.
J’ai trente ans. Je suis comédien et, depuis six mois, j’ai la voix
cassée pratiquement du matin au soir. Cela m’empêche de travailler
normalement et m’oblige à prendre de la cortisone lorsque je joue. Je
voudrais vraiment sortir de ce guêpier. J’ai, bien sûr, consulté un ORL
au tout début. On avait trouvé des kissing-nodules. Ils ont maintenant,
paraît-il, disparu après des séances d’orthophonie. J’ai également eu
un traitement pour l’estomac à cause d’un reflux. Je prends encore ces
médicaments à l’heure actuelle. Malgré tout, ma voix se fatigue
toujours autant. J’aimerais vous rencontrer pour un bilan vocal. Je
suis joignable au (x). Bien cordialement. Julien.
Ma réponse
Julien, je vous
remercie de votre mail dont je viens de prendre connaissance. Je
comprends votre inquiétude. Apparemment, vous avez fait ce qu’il
fallait dans un premier temps. En effet, un bilan vocal nous dira ce
qu’il convient de faire maintenant. Je vous appellerai demain sans
faute. Bien cordialement. Courage ! Jean Laforêt.
Bilan vocal de Julien
J’ai reçu Julien la semaine suivante. C’est un grand
jeune homme brun, assez athlétique ! Il m’a confirmé par la suite être
très sportif. Sa voix parlée était assez rauque et il devait faire des
efforts pour parler distinctement. J’ai constaté immédiatement qu’il
était très nerveux… bien qu’il fasse beaucoup d’efforts pour paraître
calme. Dans le cas de difficultés vocales, la nervosité complique
souvent les choses ! Depuis quelques années, il tient régulièrement des
rôles de plus en plus intéressants – donc de plus en plus longs - au
théâtre. Professionnel, il vit de son travail. Il y a huit mois, le
succès d’une pièce l’a obligé à jouer tous les soirs, pendant plusieurs
mois consécutifs, un rôle particulièrement important et « bruyant » !
Auparavant, ses contrats étaient plus épisodiques et lui ménageaient
des périodes de repos. (*)
(*) Il était évident que ce brusque surcroît de travail n’était pas étranger à l’apparition de sa fatigue vocale.
Les tests
J’ai tout d’abord demandé à Julien de me dire un
texte à haute voix, torse nu et ventre libre. Il a choisi une assez
longue réplique de son dernier rôle ! Dès les premières phrases, j’ai
été fixé ! Il poussait terriblement sur sa voix ! De plus, les
réactivations diaphragmatiques étaient très irrégulières, souvent
remplacées par des inspirations plus ou moins thoraciques et
contractées. La voix souffrait énormément. De surcroît, l’articulation
n’était pas assez large, la bouche s’ouvrait mal. Le timbre, très
engorgé, était privé au trois quarts des résonances hautes ! Ces
défauts avaient dû s’installer progressivement pour pallier son manque
de possibilités vocales. Il était entré tout doucement dans le cercle
infernal du surmenage et du malmenage vocal. (*)
(*) Malmenage (mal
utiliser sa voix) et surmenage (l’utiliser trop longtemps, trop fort,
etc.) vont souvent de pair et « s’auto-entretiennent » !
Pour couronner le tout, sa nervosité n’arrangeait
rien ! J’étais sûr, compte tenu de toutes les « anomalies » vocales que
je venais de déceler dans ce test, d’arriver à un excellent résultat en
les amendant.
Quand il a eu terminé, j’ai pu lui dire :
- Je peux presque te garantir, si tu me fais confiance, que nous viendrons assez rapidement à bout de ton problème !
- Sûr ? Je n’y crois pas !
- Tu as tort ! Tes défauts vocaux sont évidents pour
moi. En les corrigeant… et cela est tout à fait possible, nous sommes
sûrs de gagner.
- J’ai tellement de défauts ? Pourtant, avant, tout allait bien !
- Avant, oui, sans doute ! Il est évident que tu as
fatigué de plus en plus ta voix pour assurer ton rôle pendant la
période de forte activité dont tu m’as parlé. Ton émission, qui était
sans doute bonne auparavant, s’est certainement dégradée à ce moment-là
! On appelle ça un « malmenage vocal » !
- Malmenage ?
- Malmener sa voix signifie « mal l’utiliser » !
- Et ça a pu donner un tel problème ?
- Bien sûr ! N’oublie pas que tu as forcé ainsi tous
les soirs, pendant plusieurs mois ! De plus, je ne crois pas me tromper
en te disant que tu es très nerveux ?
- Ça oui ! Même le sport ne me calme pas vraiment !
- Cela ne m’étonne pas ! Crois-moi, c’est un facteur
très aggravant ! Pour diminuer tes tensions et remettre ta voix
correctement en place, nous devrons faire au début de chaque cours une
courte relaxation destinée à te détendre pour profiter au maximum de
chaque leçon.
- Pas de problème…
- Ne crois surtout pas que c’est du temps perdu… c’est tout le contraire !
- Oui, j’ai lu votre billet là-dessus.
Voir le billet : « La relaxation pour mieux chanter »
- Je voudrais maintenant faire quelques tests chantés…
- Mais je ne sais pas chanter !
- Peu importe, ce sont des petites vocalises faciles.
Julien avait une excellente oreille ! Nous avons,
cahin-caha, parcouru un ambitus d’une octave et demie (la1 à ré3) sur
la voyelle « â ». Après ces tests, j’ai été tout à fait sûr que, s’il
coopérait vraiment, il retrouverait assez vite une voix parlée normale
! (*)
(*) De plus, je devinais, bien cachée derrière son problème actuel, un timbre prometteur !
Nous avons finalement décidé de faire un « cours
intégral », meilleur moyen de tout remettre à plat avec, en prime, un
gain de temps très appréciable !
Voir le billet : « Le chant thérapie, un cours vocal intégral »
Les premières leçons
Julien a été un élève modèle. Il a coopéré à fond.
De ce fait, la relaxation, le travail de « taïchi vocal » et les
massages abdominaux ont très rapidement porté leurs fruits ! J’ai assez
vite obtenu une respiration profonde suffisamment correcte pour
commencer quelques séries de cris contrôlés ! Ceux-ci – principalement
des chuchotements profonds et des sirènes – lui ont rapidement permis
de prendre conscience de « l’équilibre pneumo-phonique » qui avait été
tellement perturbé chez lui !
Ce travail est expliqué en détail dans le billet :
« L’équilibre vocal »
De plus, je lui ai conseillé très fermement
d’économiser sa voix le plus possible : d’éviter de crier, de parler
trop fort, etc.
Je lui ai indiqué aussi quelques médicaments homéopathiques (sans
aucune contre-indication) connus par tout chanteur qui se respecte ! Je
l’ai même décidé à prendre chaque jour des tisanes d’Erysimum. (*)
(*) La tisane d’Erysimum n’est très bonne à boire… mais d’une remarquable efficacité sur le confort vocal !
Voir des précisions sur ce sujet dans le billet : « L’hygiène vocale »
L’aspect nerveux
De semaine en semaine, il s’améliorait ! Julien
était de plus en plus calme et je pense que ses progrès vocaux – très
évidents - n’étaient pas étrangers à cela ! Il me dit ressentir ce «
nouveau calme » même dans sa vie de tous les jours. Nous avions de la
chance qu’aucun contrat ne vienne actuellement troubler notre travail !
Il mémorisait un rôle pour un feuilleton télévisé mais n’avait pas à
assurer de prestation sur scène. Aucune fatigue vocale excessive
n’était donc à craindre à moyen terme !
La gymnastique
Tout en
continuant relaxations et taïchi, j’ai commencé à lui enseigner les
premiers éléments de la gymnastique vocale. Elle lui serait
particulièrement utile pour assouplir son appareil articulatoire tout
en contrant « fermement » l’habitude qu’il avait prise d’ouvrir à peine
la bouche pour parler !
Voir le billet :
« L’articulation dans le chant »
Julien était un professionnel ! Il l’a montré
notamment en se consacrant très sérieusement à ce travail de
gymnastique… pas toujours très distrayant, mais tellement efficace ! Il
me disait que cela lui procurait un sentiment de liberté tout nouveau
pour lui ! (*)
(*) En fait, il
projetait ainsi plus largement et plus « librement » sa voix. Désormais
mieux soutenue par une respiration profonde pratiquement correcte
(l’équilibre pneumo-phonique était très amélioré) elle portait plus,
avec un effort bien moindre ! La bonne « circulation d’énergie » est
toujours très agréable !
Une vocalisation de base
Julien n’était pas chanteur. La vocalisation –
indispensable pour tonifier sa voix – devait donc être adaptée à ses
possibilités actuelles. J’ai choisi de le faire travailler dans un
ambitus relativement raisonnable, aucun « challenge » n’étant au
programme ! Cette vocalisation a consisté tout d’abord en des quintes
sur « ô » « â » et « é », ne dépassant jamais le deuxième passage « mib
» (Julien était baryton). Au tout début, ouvrir la bouche sur « é » lui
a posé un certain problème mais, bien vite les voyelles fermées « i »
et « é » ont pu être émises ainsi assez facilement dans le médium de sa
voix !
Au fil des semaines, je me rendais compte que Julien
adorait faire des exercices vocaux ! De plus, il possédait (cela se
concrétisait) une jolie voix !
Je lui ai dit un jour :
- Tu aimes bien vocaliser, n’est-ce pas ?
- Sûr ! J’ai vraiment l’impression de créer quelque chose avec mon corps. Et puis, ça me détend !
- Je m’en aperçois ! Tu n’as jamais été tenté par la comédie musicale ?
Il me répondit, avec un sourire résigné :
- J’aurais bien aimé… mais je ne pense vraiment pas avoir la voix pour ça.
- Détrompe-toi ! Moi, je pense que si ! Tu sais danser ?
- J’ai une petite formation de danse classique… trois fois rien mais… je bouge assez bien !
- Tu es un comédien confirmé, tu sais te débrouiller en danse et ton physique est plus qu’avantageux !
- Merci !
- Que demander de plus ?
- Une belle voix !
- Ça, si tu es d’accord, je m’en charge ! Tu serais tenté d’essayer de chanter ? Tu ne risques rien…
- Vous plaisantez ?
- Pas le moins du monde. Si tu es d’accord, une fois
ta voix parlée remise en place, ce qui ne saurait tarder, continuons à
travailler le chant !
- Je serais emballé d’y arriver, même un peu !
- Plus qu’un peu ! Ce sera une corde de plus à ton arc… Crois-moi, cet espoir est permis ! Alors ?
- OK !
L’idée allait-elle faire son chemin ? J’espérais que
oui ! En tout cas, le moral de Julien était au beau-fixe ! Cependant,
je sentais que son problème l’avait vraiment « tracassé » car il
bâillait énormément pendant la gymnastique vocale. (*)
(*) Les bâillements sont
un signe de détente, certes, mais aussi l’indice de conflits intérieurs
qui s’allègent par ce moyen naturel.
Le travail sur un texte
A ce stade de progrès, il était temps de travailler
techniquement un texte. Avant de l’entreprendre vraiment, nous avions
fait en amont un travail assez pointu sur des phrases difficiles telles
que :
- Didon dina dit-on du dos d’un dodu dindon…
- Suis-je bien chez ce cher Serge si chaste et si sage…
Ces phrases (il en existe beaucoup), d’abord
chantées sur un support musical simple, puis parlées à haute voix en
lecture « recto tono » (sur la même note) et enfin en déclamation
normale, aident beaucoup le comédien dans son travail d’articulation.
La préparation des textes en est nettement facilitée.
Voir des explications détaillées notamment dans le billet :
« Le bégaiement est-il guérissable ».
Bien qu’il ait des tas de répliques de théâtre à son
« répertoire », Julien a choisi, comme support d’exercice de voix
parlée, une fable de La Fontaine. « Les animaux malades de la peste »,
fable qu’il connaissait bien pour l’avoir déjà travaillée dans un cours
de comédie serait notre support (*)
(*) Ce texte,
assez long, offre de multiples possibilités. Les voix du lion, du
renard, de l’âne… peuvent être « créées » par le comédien selon sa
fantaisie. Je l’ai souvent fait travailler, toujours avec profit !
J’ai déjà expliqué dans plusieurs billets comment procéder. Je ne recommencerai donc pas ici les explications de base.
Vous les trouverez notamment en grande partie dans le billet :
« Le bégaiement est-il guérissable », déjà cité plus haut.
Julien est venu assez vite à bout de ce travail ! La
respiration profonde et les réactivations diaphragmatiques précédant
chaque « intention » du texte, bien intégrées désormais, firent
merveille en lui évitant toute fatigue laryngée ! (*)
(*) Il était assez
étonné de constater à quel point ce geste d’appui dynamique, bien fait,
l’aidait non seulement à épargner sa voix, mais aussi à mieux ponctuer
son texte !
Progrès vocaux
Le problème de voix parlée étant maintenant
pratiquement réglé, je mettais davantage l’accent sur la vocalisation.
J’étais vraiment persuadé que Julien pouvait obtenir un rôle dans une
comédie musicale, si l’occasion se présentait ! Il fallait qu’il soit
prêt pour cela…
Ses progrès, en voix chantée, étaient réels… il parcourait maintenant
allègrement un ambitus de deux octaves (la1/la3) sur différentes
voyelles. Tout était loin d’être parfait mais nous avancions assez
vite. Son timbre, très souple, promettait beaucoup. De plus, il
chantait parfaitement juste, ce qui est primordial ! (*)
(*) Naturellement,
notre vocalisation « accrue » ne nous empêchait pas de consacrer un bon
quart d’heure aux exercices de voix parlée, sa première motivation !
Nos vocalises :
Elles avaient rejoint progressivement celles des
chanteurs que je fais travailler habituellement et comprenaient toutes
les difficultés auxquelles ceux-ci se trouvent journellement confrontés
dans ce métier.
Voir le billet : « Le cours de technique vocale type »
Il va sans dire qu’avec Julien, je dosais les difficultés afin qu’il progresse sans se décourager. (*)
(*) J’étais tout
de même assez surpris de voir avec quelle facilité il comprenait et
surtout « réalisait » ce que je lui demandais !
Un air
Bientôt, il devint évident que nous devions en
travailler un pour concrétiser nos avancées techniques ! L’aigu
de Julien étant assez facile, j’ai choisi le très bel air de Marius «
Auprès de ces tables vides » extrait des Misérables, de Schönberg et
Boublil. D’une tessiture relativement moyenne (il ne dépasse pas sol3),
il est souvent confié à un ténor. Cependant, il reste tout à fait «
possible » pour un baryton relativement léger !
Julien a été emballé par ce nouveau travail. Je lui ai conseillé de se
procurer un enregistrement de l’ouvrage et d’écouter très souvent le
morceau en question… sans essayer de chanter plus fort que le disque !
(*)
(*) C’est un
défaut très courant chez les débutants ! Dès que l’on croit savoir, on
chante fort par-dessus l’interprète et… on « grave mal » la plupart des
subtilités d’intonation !
La bonne méthode consiste à écouter la mélodie très
attentivement, plusieurs fois, sans ouvrir la bouche, de façon à
l’enregistrer « mentalement » dans ses moindres détails ! Ensuite, on
pourra la murmurer « doucement », en articulant très largement, bien
cadré sur l’interprète ! La dernière phase consistera à donner plus de
voix en maintenant pour un temps une articulation « exagérée » qui
deviendra progressivement… une bonne « prononciation » ! (*)
(*) Je précise que
ce travail « musical », réalisé seul, n’est qu’une « approche » et ne
remplace en aucune façon les répétitions avec un professeur compétent
qui devront obligatoirement suivre !
Très rapidement, Julien a su cette mélodie par cœur
et nous avons pu commencer à en travailler techniquement les phrases
les plus difficiles. Laissant pour un temps le style de côté, je lui ai
demandé de « sortir » sa voix ! (*)
(*) Cela consistait à chanter relativement « fort », sans exagération cependant !
Les quelques phrases comportant les aigus ont été
assez rapidement « dans la boîte » ! Le travail d’interprétation pure
pouvait maintenant commencer ! Pour cela, j’ai fait appel à un bon
pianiste pour que Julien, bien soutenu musicalement, ait toutes les
chances d’avancer au mieux ! (*)
(*) Habitant à proximité, cela ne dérangeait pas ce musicien de venir seulement pour la dernière demi-heure du cours.
En quelques leçons seulement, Julien s’est rendu
maître de ce très bel air de Marius ! Il n’en revenait pas de pouvoir
chanter ainsi ! Moi, j’avais, dès le début, compris que c’était
possible ! Il pourrait désormais auditionner correctement si une
opportunité se présentait ! Cette « corde » ajoutée à son arc était
loin d’être négligeable ! Il faudrait, bien sûr, qu’il apprenne
d’autres pièces musicales, mais cela n’était plus un problème !
Maintenant, il savait en être capable… c’était l’essentiel !
L’histoire de Julien touche à sa fin.
Il avait retrouvé une voix parlée extrêmement performante qu’aucun mal de gorge n’était venu perturber depuis longtemps !
Quant à sa voix chantée, elle promettait beaucoup. L’avenir nous dirait si une carrière de comédien-chanteur se réaliserait !
En tout cas, tous les ingrédients étaient réunis pour cela !
A bientôt ?
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Jean Laforêt