Chronique du Samedi 23 avril 2011
La hauteur d'émission vocale
Benoît V. (22 ans - Etudiant en chant)
Bonsoir
monsieur. J’ai 22 ans. Je suis actuellement élève au conservatoire de
(x). Je m’adresse à vous suite au conseil d’un de vos anciens élèves,
Pierre C. Je suis inquiet car je m’aperçois que j’arrive de moins en
moins à tenir une phrase chantée legato et j’avoue ne pas comprendre
pourquoi. Ce problème est tout récent. Personne ne peut m’en indiquer
la raison. Pourtant, par ailleurs, je trouve que ma voix progresse,
s’élargit et gagne en profondeur (je suis baryton). Je travaille en ce
moment l’air d’Escamillo. Je m’en tire à peu près mais suis de moins en
moins capable de faire des nuances. De plus, je m’essouffle énormément
en chantant. Je dépense beaucoup d’air pour un maigre résultat.
Pourriez-vous me recevoir ? Je suis au (x). Bien à vous. A très bientôt,
j’espère. Benoît.
Ma réponse :
Benoît.
Merci de votre mail dont je viens de prendre connaissance. Le problème
que vous me décrivez arrive – lorsqu’il arrive - en principe, beaucoup
plus tard dans la vie d’un chanteur. Cependant, j’ai une petite idée. A
votre âge, cela devrait pouvoir s’arranger rapidement ! Je vous
téléphonerai demain matin afin que nous convenions d’un rendez-vous.
Bien cordialement. Jean Laforêt.
Le bilan vocal
J’ai
reçu Benoît la semaine suivante. Grand et bien proportionné, il a
vraiment fière allure. Il dégage beaucoup de chaleur humaine. Son
regard franc et le joyeux sourire qu’il m’adresse à son arrivée me
l’ont rendu tout de suite sympathique.
Durant
notre entretien, il me raconte en détail son problème vocal. En résumé,
il ne peut plus tenir de longues phrases chantées. Il doit respirer
très souvent. De plus, sa voix casse de plus en plus dans le médium
lorsqu’il veut faire des nuances piano. Mais, ce qui l’inquiète
par-dessus tout est le manque de souffle qu’il ressent en chantant. Il
est pourtant très sportif (footing, escrime et natation), et n’éprouve
aucun problème de cet ordre-là dans l’effort. Par exemple, il court
chaque dimanche pendant six à sept kilomètres sans problème
particulier. Il m’assure que sa respiration est parfaite à ce
moment-là.
- Donc, tu ne ressens ce problème qu’en chantant ?
- Oui, seulement en chantant. L’année dernière encore, tout allait bien.
- Mais, que s’est-il donc passé entre l’année dernière et cette année ? As-tu forcé ta voix ?
- Non…
- Changé de répertoire ?
-
Oui, j’aborde un répertoire plus vériste ! Ma voix a progressé ! Elle
est plus large et plus profonde qu’auparavant ! De baryton léger, je
suis passé baryton lyrique. Je vais travailler bientôt « Marcel » de «
Bohème » !
- Je vois ! Mais cette belle voix plus large et plus profonde te coûte plus d’effort ?
-
C’est peu de le dire ! Au début, je trouvais ça normal mais ça devient
ingérable ! Je ne peux même plus chanter correctement une mélodie !
Pourtant, je n’ai jamais mal à la gorge !
- Je vois !
- D’où cela peut-il venir, d’après vous ?
- J’en ai une petite idée mais je voudrais, avant de t’en faire part, que nous passions aux tests !
Torse
nu et ventre libre, Benoît m’a chanté a cappella une partie de l’air
d’Escamillo qu’il était en train de travailler. Le souffle était
abdominal, la statique assez bonne, la voix puissante et bien timbrée.
Mais, respirant bien trop souvent, il déployait effectivement un effort
disproportionné pour le résultat obtenu ! (*)
(*) Dès ce test, j’ai su que la cause de son problème était bien ce que j’avais subodoré !
Pour
un observateur averti, elle était assez simple ! Benoît, tout
simplement, attaquant mal ses sons, ne dirigeait pas sa voix dans la
bonne place vocale. Elle vibrait en priorité dans son pharynx ; le
fameux « masque » - zone de résonance idéale - était à peine concerné !
Communément, cela s’appelle « chanter dans les joues » ! Benoît
dépensait une énergie folle pour un résultat dérisoire !
De
surcroît, la prononciation était approximative et les sons, empâtés,
portaient insuffisamment tout en épuisant le chanteur ! (*)
(*)
J’ai été vraiment étonné qu’un tel défaut - somme toute assez évident -
n’ait pas été détecté par l’un de ses professeurs du conservatoire ! Il
est vrai que l’on s’habitue à ses élèves et que cela peut parfois
diminuer notre degré d’observation envers eux…
Tests de vocalisation
Nous
avons fait ensuite une série d’exercices pour tester ses possibilités.
Elles se sont révélées excellentes. Benoît descendait facilement au
sol1 et atteignait le la3 sans problème. C’était une grande voix et je
comprends qu’il ait été tenté de s’approprier les rôles dont il m’avait
parlé (Escamillo de « Carmen » et Marcel de « La Bohème »).
Pendant
notre vocalisation, j’ai cependant détecté un défaut d’Appui qui, bien
que ne gênant pas « complètement » son émission, limitait ses
possibilités ! Son souffle ne s’appuyait pas « précisément » au « Hara
» mais sensiblement plus haut. Il ne bénéficiait pas, de ce fait, de
l’efficacité d’un soutien de qualité optimale.
Décision de travail
Nos
tests une fois terminés, je lui ai expliqué en détail tout ce qui
précède et les solutions que j’envisageais pour y remédier.
Bien
que cela ne soit pas tout à fait indispensable dans son cas, Benoît a
insisté pour que fassions un « cours intégral » afin de revoir son
émission dans son ensemble ! Je pense qu’il a eu raison. Même un
chanteur relativement confirmé gagne toujours à remettre « tout » à
plat lorsqu’il a un problème vocal quelconque ! Dans ces cas-là, les
étapes de « reconstruction » sont assez rapides et l’on est sûr de ne
laisser aucun détail en route !
Voir le billet : « Le chant thérapie, un travail vocal intégral »
Les premières leçons
Benoît
s’est révélé un élève modèle ! Les relaxations, et surtout les
exercices de « Taïchi » qui suivaient, m’ont permis de lui faire
rapidement comprendre – sans forcer sa voix le moins du monde - comment
« mieux » l’appuyer. Quelques séries de « cris » et sirènes diverses
ont ensuite contribué (toujours sans forcer) à parfaire l’ouverture
correcte de sa gorge). (*)
(*) Comme beaucoup d’élèves, d’une façon tout à fait inconsciente, il la contractait un peu…
Au
bout de quelques leçons en position allongée, l’équilibre «
pneumo-phonique » s’est installé parfaitement. Il faudrait maintenant
le réussir pareillement en position verticale… ce qui n’est pas aussi
facile.
Voir des précisions sur le travail de « Taïchi » dans les billets : « La technique vocale fondamentale » et « Les fondamentaux de la technique vocale »
Notre vocalisation
Tout
en continuant nos relaxations et un rapide « Taïchi » en début de
séance, cette vocalisation a consisté tout d’abord en des exercices
très simples. Ils étaient seulement destinés à affirmer, en position
verticale, une relation « souffle-voix » correcte qui s’affinerait plus
tard lorsque la bonne place vocale serait vraiment acquise !
Je
me suis servi, comme très souvent, de la voyelle fermée « ô », émise le
plus correctement possible ! Il faut faire très attention avec elle
car, en la grossissant artificiellement, on peut facilement passer à
côté de la bonne direction vocale ! Pendant nos exercices, Benoît
trouvait naturellement que sa puissance était insuffisante dans le
grave… mais ne pipait mot ! (*)
(*) Nous travaillions, par demi-tons, sur des quintes ascendantes, en ne dépassant jamais mi3.
Je lui répétais souvent :
-
Dans le grave, tu dois seulement imaginer que le son produit par ce « ô
» ressemble au bruit que ferait le bourdonnement d’un insecte
quelconque volant juste au-dessous de ton nez ! Ne le grossis surtout
pas !
- On ne m’entendra jamais !
- Mais si, aie confiance !
Dans
le bas-médium, très rapidement, ses « « ô » s’installèrent plus
confortablement. Je les surveillais attentivement pour qu’ils ne
quittent pas la place idéale. Ils commençaient à trouver un certain «
Appui » naturel et je sentais bien que Benoît… tout en se posant
toujours des questions, appréciait cette nouveauté !
Divers
petits exercices, où « l’amorce de bâillement » a progressivement
trouvé sa place, nous ont amené ainsi à chanter des mi3 (légèrement
tenus) assez bons.
Messa di voce sur « ô »
Toujours
avec « ô », cet exercice a succédé tout naturellement au précédent.
Nous le commencions à mi2, descendions par demi-tons à la1. La reprise
avait lieu à fa2 pour culminer à ré3. Je n’allais pas au-delà pour
éviter toute erreur de bâillement. Il fallait que celui-ci s’opère très
progressivement pour éviter à Benoît de retomber dans son ancienne
habitude d’élargissement intempestif !
Voir la pratique de cet exercice de « Messa di voce » dans le billet : « Le cours de technique vocale type »
La bonne place vocale
Elle
est indiquée par la voyelle « i » ! Si elle est émise correctement,
sans être maltraitée, cette voyelle donne exactement la direction
vocale idéale ! Ce « i » doit être pris très finement, tout comme « ô »
dans notre travail précédent. Dans le grave, il vibre juste sous le
nez, au sommet des incisives supérieures… dans l’aigu, tout change !
(*)
(*) Attention :
Le premier travail avec cette voyelle sera d’obtenir son « enracinement »
correct. Elle doit en effet trouver son appui assez profondément dans
le corps dès le premier passage. Je conseille de travailler cet
enracinement à l’aide d’arpèges simples, chantés relativement forte.
Les meilleurs résultats seront obtenus genoux fléchis et la bouche
entrouverte approximativement de deux doigts.
Au
tout début, ce n’est pas particulièrement évident de réussir cette
sonorité. Il est pratiquement impossible de donner une « recette » pour
cela. Il est indispensable d’entendre le son pour juger de sa qualité !
Avec Benoît, une fois l’enracinement correct
obtenu, nous chantions un exercice tout simple, en sons conjoints, sur
des quintes ascendantes, en partant du grave (la1). (*)
(*)
Surtout, ne pas chercher à grossir ce « i » dans le grave de la voix.
On doit « l’accrocher » très délicatement dès l’attaque. S’il est bien
fait, sa sonorité, très rapidement, se renforce un peu d’elle-même et,
au premier passage, bien dans la place vibrante, un léger crescendo
devient alors possible aidé par une amorce de bâillement !
Au
tout début de ce travail, je me suis seulement attaché,
avec des exercices très simples (quintes en sons conjoints, arpèges
d’accords de quintes et d’octaves), à lui faire ressentir cette
sonorité sans jamais permettre qu’il ne la renforce trop ! Il devait
maintenir la nuance « mezzo forte » dans la bonne place et le bon appui
!
Nous avons ensuite réalisé des « sons filés » avec cette voyelle directrice.
J’employais
pour cela des arpèges d’accords de quintes et d’octaves commencés dans
le bas-médium. Benoît devait arriver au « sommet » de l’arpège en
nuance forte et, installé en point d’orgue sur la note la plus aiguë,
effectuer un long decrescendo… sans jamais quitter la place et tout en
ouvrant doucement la bouche ! Ce n’est pas très facile… mais, désormais
bien conditionné, il était très surpris de constater qu’il arrivait à
un résultat, sinon parfait mais très honorable ! Ses sons ne cassaient
presque plus ! Il pouvait les « filer » ainsi sur la2/si2/do3 sans
problème !
La suite logique
La
voyelle directrice « i », vibrant désormais à la bonne place, nous
avons chanté, partant de ce son maintenant relativement correct, des
modulations avec d’autres voyelles, en commençant par les plus voisines
: « é », « è » puis, enfin « a » ! Cette dernière, qui paraît être la
plus facile à émettre est en fait la plus difficile à réussir. Le
chanteur sait bien que c’est toujours celle qui se « décalibre » le
plus facilement et fait « baisser » !
La modulation i é è â <
J’en
ai usé et abusé avec Benoît ! Nous la pratiquions sur une bonne partie
de sa tessiture (en général de mi2 à mi3). Je lui demandais de réaliser
un crescendo : le « i » était pris doucement et le « â », en fin de
course, dans un magnifique point d’orgue « forte », se chargeait des
harmoniques des voyelles précédentes ! (*)
(*) Le point d’orgue final sur « â » remplissait mon chanteur d’aise. Il pouvait enfin libérer sa voix et ne s’en privait pas !
Une vocalisation plus générale
Benoît
se servant maintenant de la bonne place vocale et d’un « appui »
abdominal correct, il était temps d’élargir notre travail. En premier
lieu, j’ai corsé notre programme de plusieurs exercices difficiles mais
indispensables à tout chanteur lyrique. Différents arpèges et des
modulations plus importantes ont vu le jour !
Voir l’essentiel de ces exercices dans le billet : « Le cours de technique vocale type »
Les Vaccaj
J’ai
aussi demandé à Benoît de travailler quelques exercices de Vaccaj. Il
était en effet très intéressant de « confronter » sa nouvelle émission,
dont le « retour » s’effectuait bien dans le masque, à ces petites
pièces en italien, excellentes pour la voix… si toutefois on les chante
avec une bonne technique ! C’était maintenant le cas !
Le
résultat a été probant en tout point ! Il pouvait tenir des phrases
plus longues et surtout « étirer » son chant… qui ne cassait plus ! (*)
(*)
J’entends par « étirer » le fait de donner la vraie valeur aux notes
(en quelque sorte de les allonger) afin de respecter un parfait legato.
Maria Braneze au CNSMP me disait souvent : « Jean, allonge tes croches
! »
Jacques Jansen,
me faisant travailler Pelléas, s’exprimait autrement pour dire la même
chose au sujet d’une phrase en triolets (extraite de la scène de la
tour… où l’on parle des cheveux de Mélisande) : « Je les tiens dans les
mains… je les tiens dans la bouche, etc. » :
« Allonge tes triolets… me disait-il, tartine… »
Progrès constatés… par autrui !
Au
conservatoire de « x », on trouvait Benoît très en progrès ! Son air
d’Escamillo avait maintenant fière allure ! Tout le monde le félicitait
!
Son problème était pratiquement résolu… un
peu de pratique « surveillée » suffirait à le lui faire oublier
complètement. Sa très belle voix était maintenant plus structurée et,
surtout, « frappant » la place vocale correcte, lui permettait
ressentir parfaitement son « Appui » abdominal !
Son « Appoggio » était désormais de qualité ! (*)
(*)
En chant, le mot « Appoggio » (Appui, en italien) ne désigne pas
seulement la notion d’Appui abdominal mais surtout la relation
dynamique qui existe entre celui-ci et la place vocale (le point «
focal »).
« Chez le chanteur, le couple « Place vocale et Appui abdominal » doit toujours demeurer en parfaite interaction ! »
Des explications à ce sujet se trouvent dans le billet : « Respiration et Appui vocal »
Epilogue
Huit
mois avaient suffi pour remettre Benoît sur de bons rails. Il continue
cependant à me rendre visite de loin en loin pour un contrôle. (*)
(*)
A ce sujet, il est intéressant de savoir que le meilleur chanteur a
toujours besoin d’une « oreille » extérieure. On ne s’entend pas
vraiment soi-même ! L’enregistrement constitue une aide, certes, mais
ne remplace jamais l’écoute d’un professeur en qui l’on a confiance et
qui peut, le cas échéant, vous « recadrer » dans l’instant !
A bientôt ?
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Jean Laforêt