Chronique du Mercredi 15 mai 2013
J'ai peur des aigus !
Patrick V. (26 ans – étudiant en chant lyrique)
Bonjour monsieur !
C’est
mon ami Xavier L., un de vos anciens élèves, qui m’a conseillé de vous
parler de mon problème. Voilà, en deux mots, de quoi il s’agit ! J’ai
vingt-six ans, je suis baryton et, bien que chantant sérieusement
depuis maintenant quatre ans, je ne peux pas me débarrasser d’une peur
incroyable pour les aigus. Je suis actuellement au conservatoire de (X)
et, malgré toute ma bonne volonté et de nombreux conseils, rien ne
s’arrange. Je souhaiterais faire un bilan vocal. Je suis joignable au
06…
Bien à vous.
Patrick
Ma réponse :
Bonsoir Patrick,
Rassurez-vous
! Le « symptôme » que vous me décrivez est commun à beaucoup de
chanteurs ! En effet, un grand nombre d’entre eux redoute l’aigu pour
des raisons parfois très différentes. Je ne peux rien vous dire de plus
sans vous voir et vous entendre chanter mais, gardez l’espoir, tout
devrait s’arranger ! Je vous appellerai demain afin que nous puissions
prendre rendez-vous pour un bilan. Bien cordialement. Jean Laforêt
J’ai reçu Patrick une semaine après ces mails.
Bilan vocal
Patrick
est un grand garçon mince et souriant. Un vrai physique de théâtre !
Ses grands yeux bleus, très intenses, vous transpercent littéralement,
signant un caractère bien trempé et une détermination sans faille !
Il
m’a rappelé son parcours en quelques mots. Tout irait bien pour lui au
conservatoire, me dit-t-il, si ce n’était cette peur panique lorsqu’il
doit lancer ses aigus. Il y parvient parfois assez bien mais n’est
jamais sûr à 100% de les réussir.
Il m’assure :
- Cela devient maladif… une vraie obsession !
- Rassure-toi, tu n’es pas le seul. Comme pour un sportif, la confiance en soi est très importante… et elle se travaille.
- Pourtant, d’ordinaire, je suis assez combatif mais là…
-
Plusieurs facteurs peuvent être « bloquants ». L’un deux est simplement
le fait de ne pas savoir vraiment comment les lancer, ces aigus ! On ne
doit pas chercher… il faut savoir !
- Je crois pourtant que c’est le cas… en vocalises tout va mieux !
-
Cela ne se compare pas. Dans un air, le geste vocal doit être tout à
fait inscrit en toi pour pouvoir être « anticipé » au moment de lancer
ta note… En vocalises (à part certains exercices de phrasé très
pointus) la difficulté est moindre !
- Sans doute…
- Nous allons vérifier ça ! Tu as bien quelques lignes d’un air à chanter ?
- Oui, bien sûr !
Les tests vocaux
Ils ont été fait torse nu et ventre libre.
Patrick
a chanté a cappella une grande partie de la ballade de la reine Mab,
l’air de Mercutio, extrait de « Roméo et Juliette » de Gounod. C’est un
air demandant une articulation vive et précise. Il ne comporte pas de
grands aigus (fa#3 est un maximum). Patrick s’en est fort bien tiré. La
voix était belle, bien adaptée à ce rôle. Cependant, cette
interprétation relativement bonne laissait voir une certaine
précipitation tendant à « escamoter » l’articulation des phrases les
plus aiguës. Incontestablement, l’appui dynamique n’était pas en place
! Il ne soutenait pas le chant d’une façon continue et les aigus
étaient mal (ou pas) enracinés ! (*)
(*)
Ces anomalies me faisaient plaisir car elles m’expliquaient en grande
partie « sa peur » des aigus. Pour y remédier, son émission devrait
bien sûr être revue entièrement mais j’ai pensé que, compte tenu de ses
capacités vocales, cela devrait être assez facile. En fait, j’étais
presque certain, s’il coopérait à fond, d’arriver très vite à un
résultat satisfaisant.
Nous avons ensuite
chanté quelques exercices sur des voyelles différentes dans un ambitus
couvrant approximativement la1/la3. Naturellement, comme chez beaucoup
de chanteurs, les « i » et les « é » étaient relativement serrés. Le
souffle était abdominal mais l’appui (comme dit plus haut) servait mal
la voix : Patrick poussait son ventre vers l’avant tout en contractant
ses abdominaux. De ce fait, le souffle dorsal ne jouait aucun rôle…
d’où un déséquilibre important de la statique et de l’appui provoquant
un serrage, dès mib3.
En somme, sa voix n’était
pas du tout abîmée mais, mal appuyée, sortait fatalement avec
contrainte et… incertitude. J’étais persuadé que c’était cette mauvaise
émission qui entretenait chroniquement sa peur. En la réajustant
correctement, il retrouverait à la fois un chant plus dominé et la
sécurité pour les notes aiguës.
En fait, son problème était en grande partie technique… (*)
(*) Il fallait tout simplement qu’il apprenne à bien émettre sa voix pour que tout rentre dans l’ordre !
Décision de travail
Nous
avons commenté tranquillement ce bilan et opté pour un « cours vocal
intégral », moyen le plus sûr de revoir en détail son émission.
Voir le billet : « Le chant thérapie, un travail vocal intégral ».
Patrick a semblé rassuré à la fin de ce bilan. Je sentais que son moral remontait. Il me dit :
- Vous pensez vraiment que mes peurs viennent de là ?
-
A quatre-vingt pour cent, oui ! J’ai bien sûr connu des élèves qui,
avec les mêmes défauts de base n’avaient pas peur de leurs aigus…
- Mais alors, pourquoi…
-
Je pense que toi, tu es très perfectionniste. Tu te rends compte que
dans l’aigu, ta voix ne suit pas une ligne normale et que cela t’incite
à hésiter, à toujours chercher un nouveau « truc » !
- C’est un peu ça… Mais il faut bien que je trouve…
-
Il n’y a pas de « truc » ! Il faut seulement savoir comment amener la
plénitude de ta voix tout là-haut sans la serrer ! C’est purement
technique !
- Facile à dire !
-
Et à faire quand on sait ! Ne t’inquiète pas, tu vas y arriver. Pour
cela, comme je te l’ai dit, il faut que nous reprenions ton émission
par le tout début.
- OK ! J’ai compris… Ça sera long ?
-
Pas forcément ! Tu as de très bonnes possibilités vocales. Si tu
coopères à fond, nous reconstruirons tout cela très vite. Tu trouveras
rapidement le « confort » qui te manque !
Les premiers cours
Patrick n’avait jamais fait de relaxations.
Il
réussit néanmoins à se détendre complètement dès les premières leçons,
s’appropriant une respiration abdominale profonde et souple qui nous
permit de peaufiner sans attendre l’accord « pneumo-phonique » qui
était chez lui très aléatoire. (*)
(*) L’accord « pneumo-phonique » est la relation équilibrée qui doit exister entre la respiration, l’appui et l’émission vocale.
Comme
beaucoup d’élèves avant lui, il fut très étonné de s’entendre émettre,
en taïchi, des sons très forts sans que sa gorge ne souffre le moins du
monde. Je me répète souvent mais… le chant est un cri contrôlé et l’on
peut facilement comprendre que l’on ne peut contrôler un cri qui
n’existe pas ! Il faut donc apprendre à crier… correctement s’entend.
(*)
(*) Pavarotti, paraît-il, disait plus élégamment : cri cultivé !
La
prise de conscience et la bonne réalisation du « cri » est d’une très
grande importance mais demeure néanmoins un travail de base. C’est à
une bonne technique vocale qu’incombera le soin de le moduler
harmonieusement ! En fait, le vrai travail commence là…
Voir les billets : « La technique vocale fondamentale » et « Les fondamentaux de la technique vocale »
Notre vocalisation
Je
n’ai cherché aucune complication au tout début. Je me suis servi (comme
souvent) de la voyelle « ô », profonde et douce, sur des quintes
ascendantes et quelques arpèges d’accords parfaits pour commencer à «
enraciner » la voix de Patrick. Je ne dépassais pas ré3 dans ces
exercices totalement basiques ! Le but était surtout qu’il se rende
vraiment compte – gorge ouverte - de l’interaction entre la place de
résonance et l’appui abdominal.
Voir les billets :
« L’appui vertical »
« Respiration et appui vocal »
« Le soutien vocal »
Bientôt, il put sentir parfaitement cette interaction, sur tous les petits exercices que nous faisions. Il me disait :
- J’ai de plus en plus l’impression que c’est mon ventre qui chante !
-
On peut dire ça. Les expressions : chanter « avec son ventre » ou «
avec ses tripes » viennent de là ! En fait, l’appui et la place de
résonance doivent demeurer un couple indissociable ! Avec le temps,
cette notion de soutien abdominal constant offre au chant une très
grande sécurité.
- Je m’y perds encore un peu…
-
C’est normal ! Pour l’instant, essaie seulement de sentir constamment «
ton ventre » soutenir ta voix, dans les sons forts comme dans les sons
pianos (surtout dans ces derniers). En fait, « l’Appui » n’est pas
l’appui de chaque son mais le soutien régulateur du phrasé mélodique
lui-même.
L’enracinement de i et é
Le moment était venu d’enseigner à Patrick comment enraciner les voyelles fermées i et é.
J’ai
déjà longuement expliqué ce travail si important de nombreuses fois. Je
vous demande de vous reporter aux billets qui en donnent, autant que
faire se peut, la marche à suivre :
« L’équilibre vocal 2 »
« Comment rendre ma voix plus performante »
Une
fois que mon chanteur eut réussi à parcourir des arpèges bien enracinés
et moyennement rapides sur ces deux voyelles jusqu’au fa3, je lui ai
demandé de s’arrêter sur quelques aigus. Il parvint sans peine à faire,
sur i et é, de petites tenues sur ré3/mi3 et même fa3 ! (*)
(*) A noter : sa peur des aigus semblait fondre comme neige au soleil !
Les modulations
Parallèlement,
je lui faisais chanter des modulations. C’est un exercice très
important dont le but – entre autres - est d’homogénéiser la voix. Il
se pratique depuis le bas-médium jusqu’au-dessus du deuxième passage :
ambitus do2/fa3 pour un baryton. Une nuance « forte » est de rigueur (à
moduler cependant selon les possibilités de chacun, l’essentiel étant
d’émettre de beaux sons). Lorsqu’un baryton est capable de chanter
correctement des modulations (par exemple â é i ô u i) sur un fa3, on
peut affirmer qu’il a résolu le problème du serrage dans l’aigu ! (*)
(*)
Il va de soi qu’il est indispensable pour cela d’avoir compris et bien
intégré d’une part la notion de bâillement et, d’autre part, celle du
soutien de la voix. Une parfaite modulation exige que les sons se
succèdent sans heurt, dans un parfait legato.
Celles que j’emploie principalement sont :
A é i ô u ou on an â : bas-médium et médium
A é i ô u i : médium et haut-médium (zone de passage comprise)
I ou o â è (réservée surtout aux notes situées au-dessus du deuxième passage : mi3 fa3 fa#3 pour le baryton.
Ces
deux dernières modulations peuvent bien évidemment être employées à des
niveaux différents selon les possibilités et affinités de chaque voix.
Voir le billet : « Le cours de technique vocale type » où leur pratique est expliquée en détail.
Avec
Patrick, nous nous sommes beaucoup servis de la modulation « â é i ô u
i » qu’il parvenait maintenant à chanter (relativement facilement)
jusqu’au mi3 inclus. Cela représentait pour lui une belle victoire sur
sa fameuse peur des aigus !
Messa di voce sur « â » dans l’aigu
Nous
chantions également des tenues sur « â », lancées par un arpège
d’accord parfait (do mi sol do sol mi do - en do majeur). L’exercice
est simple à énoncer… il l’est beaucoup moins à réaliser !
Il
s’agit tout d’abord de tenir 3 à 4 secondes la note située en haut de
l’arpège (do, en do majeur)! Pour réussir cela dans de bonnes
conditions, il est indispensable d’aborder cette note avec ce que
j’appelle un « amorti ». Cela signifie de la commencer dans un « piano
» (relatif) succédant à une montée « forte » du corps de l’arpège.
Cette brusque « retenue » bien exécutée permet d’accrocher cette note
avec justesse avec un appui adéquat ! L’arpège est ensuite « redescendu
» lentement en soutenant bien chaque note.
Ce
premier point acquis (qui n’est qu’un début), l’exercice consiste à
faire un crescendo suivi d’un decrescendo sur cette note aiguë. Ce
n’est pas facile et il est indispensable, dans un premier temps, de
chanter cette « messa di voce » sur des notes aisées (la2/si2/do3 pour
le baryton). (*)
(*)
On adaptera cet exercice aux possibilités de l’élève et ce n’est que
très progressivement que les notes plus aiguës seront abordées.
Un baryton doit être capable de le réaliser en incluant largement la zone du deuxième passage (jusqu’à mi3 - voire fa3).
Voir le billet : « La solidité vocale dans l’aigu ».
Programme étendu
Au
bout de quelques mois, notre programme comprenait tout l’éventail
d’exercices qu’un chanteur lyrique doit pouvoir faire pour entretenir
sa voix.
Les principaux figurent dans le billet : « Le cours de technique vocale type ».
Patrick
abordait maintenant ses aigus avec une appréhension bien moindre, pour
ne pas dire nulle ! Pour améliorer encore cette toute nouvelle
stabilité, je lui faisais chanter des phrases entières (très legato)
sur toute la zone du haut médium, mi3 y compris. J’avais choisi des
phrases telles que :
La lune luit dans le ciel noir.
Le soleil brille au firmament.
La plage endormie est triste, etc.
Je me servais de sauts d’octaves :
Le premier mot de la phrase était chanté dans le grave et la suite à l’octave supérieure. (*)
(*)
Cette manière de procéder aide – grâce à l’accroissement de la pression
du souffle provoqué par le saut d’octave - à un bon enracinement de la
phrase dans l’aigu.
L’ambitus de travail était sensiblement si1 mi3.
Les Arie antiche
Parallèlement
au travail décrit ci-dessus, nous réservions maintenant un quart
d’heure en fin de séance à l’étude d’Arie antiche : Amarilli, Caro mio
ben, etc.
Ces Arie, très bien écrites pour la
voix, ont été pour nous de merveilleux « exercices » d’application et
ont grandement contribué à peaufiner notre travail technique.
Epilogue
Il
avait suffi de quelques mois de cours intensifs pour que Patrick chante
désormais ses aigus sans aucune appréhension. Il atteignait maintenant
sans problème des sol3 bien structurés…
Inutile
de préciser que sa nouvelle confiance en lui avait aussi grandement
contribué à modifier l’ensemble de sa façon de chanter.
Le
legato était très amélioré. De plus, sa voix, mieux appuyée, avait pris
du corps dans grave et le médium. Un nouveau baryton était en train de
naître…
A bientôt ?
Pour consulter les archives des billets actu… c’est ici !

Jean Laforêt